« Pas de compétences sans savoirs » par Philippe Perrenoud

Pour certains, la notion de compétence renvoie à des pratiques du quotidien, qui ne mobilisent que des savoirs de sens commun, des savoirs d’expérience. Ils en concluent que développer des compétences dès l’école nuirait à l’acquisition des savoirs disciplinaires qu’elle a vocation de transmettre.

Une telle caricature de la notion de compétence permet d’ironiser à bon compte, en disant qu’on ne va pas à l’école pour apprendre à passer une petite annonce, choisir un itinéraire de vacances, diagnostiquer une rougeole, remplir sa déclaration d’impôts, comprendre un contrat, rédiger une lettre, faire des mots croisés ou calculer un budget familial. Ou encore à obtenir des informations par téléphone, trouver son chemin dans une ville, repeindre sa cuisine, réparer une bicyclette ou se débrouiller pour utiliser une monnaie étrangère.

On pourrait répondre qu’il s’agit ici de vulgaires “ savoir-faire ”, à distinguer de véritables compétences. Cette argumentation ne serait pas très solide : on ne peut pas réserver les savoir-faire au quotidien et les compétences aux tâches nobles. L’usage nous habitue certes à parler de savoir-faire pour désigner des habiletés concrètes, alors que la notion de compétence paraît plus large et plus “ intellectuelle ”. En réalité, on se réfère dans les deux cas à la maîtrise pratique d’un type de tâches et de situations. Ne tentons pas de dédouaner la notion de compétence en la réservant aux tâches les plus nobles.

Refusons en même temps l’amalgame entre compétences et tâches pratiques :

•    Disons d’abord que les compétences requises pour se débrouiller dans la vie quotidienne ne sont pas méprisables. Une partie des adultes, même parmi ceux qui ont suivi une scolarité de base complète, restent bien démunis devant les technologies et les règles dont dépend leur vie quotidienne. Sans limiter le rôle de l’école à des apprentissages aussi terre à terre, on peut se demander : à quoi bon scolariser chacun durant dix à quinze ans de sa vie s’il reste démuni devant un contrat d’assurance ou une notice pharmaceutique ?

•    Les compétences élémentaires évoquées ne sont pas sans rapport avec les programmes scolaires et les savoirs disciplinaires ; elles exigent des notions et des connaissances de mathématique, de géographie, de biologie, de physique, d’économie, de psychologie ; elles supposent une maîtrise de la langue et des opérations mathématiques de base ; elle font appel à une forme de culture générale qui s’acquiert aussi à l’école. Même lorsque la scolarité n’est pas organisée pour exercer de telles compétences en tant que telles, elle permet de s’approprier certaines des connaissances nécessaires. Une part des compétences qui se développent hors de l’école font appel à des savoirs scolaires de base (la notion de carte, de monnaie, d’angle droit, d’intérêt, de journal, d’itinéraire, etc.) et aux savoir-faire fondamentaux (lire, écrire, compter). Il n’y a donc pas de contradiction fatale entre les programmes scolaires et les compétences les plus simples.

•    Enfin, ces dernières n’épuisent pas la gamme des compétences humaines ; la notion de compétence renvoie à des situations dans lesquelles il faut prendre des décisions et résoudre des problèmes. Pourquoi limiterait-on les décisions et les problèmes, soit à la sphère professionnelle, soit à la vie quotidienne ? Il faut des compétences pour choisir la meilleure traduction d’un texte latin, poser et résoudre un problème à l’aide d’un système d’équations à plusieurs inconnues, vérifier le principe d’Archimède, cultiver une bactérie, identifier les prémisses d’une révolution ou calculer la date de la prochaine éclipse de Soleil.

 

Extrait de « Construire des compétences, est-ce tourner le dos aux savoirs ?«  par Philippe Perrenoud, in Résonances. Mensuel de l’école valaisanne, n° 3, Dossier “ Savoirs et compétences ”,  novembre 1998, pp. 3-7.

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