Transformer des collégiens « décrocheurs » en « raccrocheurs » c’est le défi relevé par Alexandra

Alexandra Piton-Ducher, CPE dans l’académie de Rouen est en charge des élèves décrocheurs dans son collège, elle témoigne…

On estime à environ 10% le nombre d’élèves en situation de décrochage scolaire avéré dans notre pays. Quelle est votre définition de l’élève décrocheur ? Quelles sont les causes majeures qui sont à l’origine du décrochage ?

L’élève décrocheur est un élève en rupture avec le système scolaire et qui n’y trouve plus sa place ; cela peut se traduire par de l’absentéisme, de multiples exclusions de cours, allant jusqu’à un ou plusieurs conseils de disciplines. Il y a aussi l’élève décrocheur passif, présent physiquement en classe mais absent des apprentissages.

Quant aux causes du décrochage, elles sont multiples ; elles peuvent être liées au jeune lui-même, au contexte familial et social, à la précarité, aux difficultés scolaires accumulées. Le décrochage est un phénomène complexe qui appelle une diversité de réponses.

Considérez-vous que ce soit à l’élève de s’adapter à l’École ou bien à l’institution scolaire de s’adapter aux besoins des jeunes en difficultés ?

S’agissant des jeunes en situation de décrochage, il me paraît primordial de construire avec chaque jeune un parcours, un projet personnalisé. L’institution ne peut plus apporter la même réponse à tous les élèves. Des aménagements sont indispensables et des partenariats sont à développer.

Quels sont les leviers mis en œuvre dans votre établissement pour prévenir et remédier aux situations de décrochage ? Comment transformer un décrocheur en « raccrocheur » ?

Nous avons renforcé le maillage pour repérer les premiers signes de décrochage (absentéisme perlé, nombreux passages à l’infirmerie, exclusions de cours, passivité en classe) ; les enseignants et les assistants d’éducation sont bien sûr associés à tout ce repérage.
De plus, la commission de suivi des élèves réunit chaque semaine la CPE, l’APS (assistant prévention sécurité), l’infirmière scolaire, l’assistante sociale, la psychologue de l’éducation nationale, le directeur de SEGPA, les chefs d’établissement et un éducateur de prévention. Elle permet de croiser les informations et d’améliorer la réactivité des différents professionnels.
Nous avons ainsi pu proposer, l’année dernière, aux familles de certains élèves de 6ème et de 5ème un dispositif expérimental pour leur permettre de reprendre de l’assurance, de travailler sur l’estime de soi.

Pour remédier aux situations de décrochage, il ne suffit pas de signaler aux autorités académiques les élèves absentéistes. Le travail entrepris avec le jeune, sa famille, les éducateurs est essentiel pour restaurer la confiance et l’envie de revenir au collège. Les parents eux-mêmes peuvent avoir eu un passé difficile avec l’école. Aussi, il importe de bien les accueillir, de prendre le temps de travailler ensemble le projet du jeune. Nous devons tous travailler dans le même sens ; cela peut prendre du temps, beaucoup d’énergie, mais cela en vaut la peine. Lorsqu’un élève décrocheur nous fait confiance, reprend confiance en lui, réussit à se remotiver, à revenir dans les apprentissages, à préparer un diplôme et à investir un projet d’orientation, cela constitue une vraie réussite non seulement pour le jeune et sa famille mais aussi pour l’institution.

Avez-vous été confrontée à des obstacles ? Lesquels ? Comment les avez-vous dépassés ?

Le jeune lui-même, son contexte familial peut être un obstacle.
Pour un élève décrocheur, il est très difficile de respecter un emploi du temps, de se lever le matin, d’être confronté à ses difficultés scolaires. Les éducateurs sont des alliés essentiels pour accompagner le jeune dans ce processus ; ils peuvent se rendre au domicile et le ramener au collège par exemple.

S’agissant de la remédiation scolaire, nous avons eu la chance de recruter une assistant pédagogique, qui a travaillé au SISP (service d’insertion socio professionnelle) ; elle a un contact facile avec les jeunes, et ce, toujours dans la bienveillance. Elle les réconcilie avec les apprentissages, le français notamment et leur permet de préparer le CFG (certificat de formation générale).

Rien n’est jamais gagné d’avance, l’important n’est pas l’objectif mais davantage le chemin parcouru pour y arriver.

Le Ministère a mis en place en 2010 un système d’informations partagées entre les acteurs de la formation initiale et de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en situation de décrochage. Qu’en pensez-vous ? Comment pourrait-on l’améliorer ?

Les outils mis à disposition pour faciliter les échanges d’informations concernant les élèves décrocheurs voire décrochés me paraissent essentiels pour améliorer la réactivité et optimiser l’accompagnement de ces jeunes.

Malheureusement dans notre BEF (bassin éducation formation), les référents FOQUALE (Réseaux Formation Qualification Emploi) de collège (majoritairement des CPE) ne sont plus réunis. Ils n’ont plus accès à la liste des élèves décrochés et n’ont donc plus à la renseigner. L’accent est désormais mis sur les référents FOQUALE de lycée. Je trouve cela regrettable de se priver des informations en provenance des collèges, surtout lorsque que l’on connaît tout le travail effectué par les équipes dans le cadre de la liaison école/collège.

En quoi l’identité professionnelle du CPE le rend légitime pour occuper la fonction de « référent décrochage » ?

Véritable interface au sein des établissements scolaires, le CPE apparaît plus que légitime pour assurer la mission particulière de référent décrochage. Il est effectivement le plus à même de coordonner l’action des différents professionnels, dispositifs, partenaires qui contribuent à cette mission. Cela a cependant un effet pervers : le manque de reconnaissance de cette mission particulière lorsqu’elle est assurée par un CPE. L’IMP correspondante est très régulièrement source de négociations dans les établissements scolaires, la dite indemnité servant de variable d’ajustement à la répartition.

Lutter contre le harcèlement, un CPE s’empare de la question et témoigne…

Bertrand Gardette, CPE au lycée La Fayette de Clermont-Ferrand, s’est attelé à la lutte contre le harcèlement scolaire, jusqu’à créer une association, écrire des ouvrages et mener des formations sur le sujet. Il nous raconte pourquoi et comment…

Quelles sont les principales caractéristiques du harcèlement en milieu scolaire ?

Le harcèlement, ce sont ces mille et une façons qu’utilise un élève pour tourmenter un camarade en ayant l’illusion que cette attitude peut lui apporter un bénéfice de notoriété au niveau de la classe (ou de tout autre groupe). Les caractéristiques fondamentales du harcèlement sont la répétition, sur la durée, de micro-agressions physiques ou psychologiques, l’incapacité de la victime à se défendre dans ce contexte précis et pour l’agresseur de mettre un terme, de lui-même, à cet engrenage. La particularité du harcèlement scolaire est d’être structurée en une relation triangulaire victime-agresseur(s)-pairs dans laquelle chacune des composantes joue un rôle dans la dynamique d’ensemble, mais également, porte potentiellement en elle la solution au problème.

 

Les études montrent qu’un collégien sur 10 est victime de harcèlement. Comment expliquer le développement de ce phénomène durant ces dernières années ? Quels liens faites-vous avec la notion de climat scolaire ?

En ce qui concerne le harcèlement « conventionnel » qui n’inclut pas le cyberharcèlement, 10% d’élèves victimes de harcèlement au cours de leur scolarité est plus un seuil-repère qu’une proportion objective. Les taux mesurés dans les différents pays gravitent autour de ce seuil. Cette proportion symbolique, mais consensuelle, permet de dresser un constat sur l’ampleur du phénomène. En France, Jean-Pierre Bellon et moi-même avions avancé dès 2007 le chiffre de 8.4% d’élèves victimes de harcèlement. En 2014, cette proportion, calculée selon les mêmes méthodes, est passée à 7.3%. Les raisons de cette baisse sont à chercher dans la prise de conscience et le travail de prévention des acteurs de terrain du système éducatif, dans l’instauration progressive d’une politique ministérielle spécifique et dans les interférences, ponctuelles mais retentissantes, du traitement médiatique. La bonne nouvelle est que la baisse du taux de harcèlement conventionnel est effective. La mauvaise est que nous sommes probablement entrés dans l’ère du cyberharcèlement dont certaines formes sont particulièrement ravageuses. Charge à nous d’inventer les réponses éducatives appropriées.

Harcèlement et climat solaire sont des notions interdépendantes, la prévention du premier étant une condition d’amélioration du second. Mais d’autres composantes du climat scolaire influent directement sur l’efficacité des actions de prévention. La cohérence de la justice scolaire, la qualité de vie à l’école, mais, avant toute autre chose, la capacité des professionnels à travailler en équipe sont des facteurs qui induisent une baisse significative du taux de harcèlement. S’il est illusoire de penser pouvoir éradiquer cette forme de violence parce qu’elle est un dysfonctionnement malheureusement indissociable de l’apprentissage de la relation de sociabilité, il est tout à fait envisageable d’en ramener le taux à 4%-5% ce qui permettrait de détecter et de traiter rapidement –donc efficacement- les cas restants.

 

La lutte contre le harcèlement a été inscrite dans la loi de Refondation de l’École de 2013. Quel regard portez-vous sur les mesures ministérielles qui en ont découlé ? Diriez-vous que la prise de conscience de la communauté éducative pour endiguer cette forme de maltraitance est en bonne voie ?

Même si elle ne tient pas lieu d’engagement inaltérable, l’inscription de la lutte contre le harcèlement qui figure, me semble-t-il, en toute fin de la loi de Refondation de 2013 engage le système éducatif pour plusieurs années. C’est heureux car depuis 2011, les avancées ont été irrégulières. La cause paraissait entendue en 2011-2012 avant de subir un trou d’air en 2012-2013. Les textes officiels publiés fin 2013 sur la prévention du harcèlement et du cyberharcèlement constituent les fondements de l’engagement actuel des établissements, mais c’est l’implication massive des élèves et des personnels autour du premier concours « mobilisons-nous contre le harcèlement » en janvier 2014 qui nous a convaincus que le retour en arrière n’était plus possible.

La prise de conscience de la communauté éducative est réelle. Pour intervenir dans de nombreux établissements en France comme à l’étranger, Jean-Pierre Bellon et moi sommes surpris de l’engagement des équipes dans des projets ambitieux et innovants. Équipe de direction, CPE, enseignants, personnels du secteur médico-social œuvrent en la matière parfois depuis des années. Sans vouloir réécrire l’histoire de la lutte contre le harcèlement en France, nous avons été marqués, tout au long de nos années de travail, par le déficit de valorisation des projets pédagogiques innovants et le poids d’un système hiérarchique très dépendant des titres et des statuts. Nos préoccupations actuelles portent sur le contenu de formation initiale, en matière de sensibilisation au harcèlement, des personnels néo-recrutés. En outre, la prévention du sexting (diffusion d’images d’élèves à caractère implicitement ou explicitement sexuel) doit faire l’objet d’une campagne de prévention nationale. Depuis 2013, nous demandons la mise en place d’une action de sensibilisation spécifique, en vain. Nous sommes obligés d’utiliser des films de prévention Suisse ou Australien pour travailler avec les élèves.

 

Comment devient-on un spécialiste de la prévention du harcèlement en milieu scolaire ? Comment concrètement décrire votre implication ?

Méfions-nous du terme de «spécialiste». Depuis que la prévention du harcèlement est devenue un sujet médiatiquement et financièrement rentable, des «spécialistes» auto-désignés ou portés à l’écran sans investigations journalistiques rigoureuses sortent du bois. Je prendrai donc la distance nécessaire avec ce qualificatif.

Mon engagement dans la lutte contre le harcèlement est indissociable de celui de Jean-Pierre Bellon, professeur de philosophie. Notre rencontre en 2001 a marqué le début de notre collaboration que nous poursuivons encore aujourd’hui. Entre 2001 et 2008, nous avons mené des investigations théoriques que nous transposions en expérimentations dans nos établissements. Nous intervenions également dans d’autres écoles en soutien aux équipes, actions que nous menions en dehors de nos temps de travail puisque nous ne bénéficiions pas de cadre légal. Nous avons créé notre association en 2006 pour avoir une existence statutaire et poursuivre nos recherches. A partir de 2011, années de reconnaissance des phénomènes de harcèlement, les demandes de formation se sont multipliées, mais pas nos disponibilités. Nous avons donc privilégié les formations des personnels tout en continuant à travailler avec les élèves dans nos établissements respectifs. Notre travail en équipe explique la pérennité de notre implication. Cette solidarité sans faille nous a permis de surmonter les difficultés et les blocages. Nos approches pédagogiques et éducatives respectives nous ont permis d’être complémentaires, j’espère que cela se ressent dans les ouvrages que nous avons co-écrits.

Actuellement, nous élaborons une plateforme Internet collaborative autour de la méthode de la préoccupation partagée, stratégie de traitement du harcèlement qui conduit le harceleur à trouver, de sa propre initiative, une issue au problème. Cet outil est opérationnel. Il s’adresse aux professionnels français, Suisses, Belges et Luxembourgeois que nous avons formés.

En quoi la responsabilisation des adultes et des élèves est une réponse efficace pour lutter contre ce fléau ? Quelles actions ou quels projets vous semblent prioritaires à mettre en œuvre dans les établissements ?

 

Plus que la responsabilisation, ce sont l’implication et la force de conviction des adultes qui sont déterminantes. Lutter contre le harcèlement revient à constituer un front commun des adultes, professionnels et parents d’élèves. Cette posture éducative qui allie fermeté et détermination face aux agresseurs n’empêche en rien la bienveillance. J’ai la chance de travailler dans un lycée où l’ensemble des collègues a totalement intégré ce positionnement. Nous sommes, bien entendu, confrontés à des cas de harcèlement, mais notre capacité à détecter rapidement les situations et à apporter une réponse d’équipe cohérente améliore significativement les chances de résolution des problèmes. Quant aux élèves, ils sont à la fois le public prioritaire des actions de sensibilisation et des partenaires incontournables désireux de s’impliquer dans cette prévention comme le montrent les 750 projets présentés au concours «mobilisons-nous contre le harcèlement» de 2014.

Dans les établissements scolaires français, écoles, collèges ou lycées, la priorité doit être la formation des personnels. Sous l’impulsion du ministère des efforts ont été faits depuis 2013, mais le contenu des stages proposés aux enseignants est bien souvent plus informatif que didactique. La remarque d’un professeur de collège à l’issue d’une formation de ce type : «maintenant le harcèlement, on sait ce que c’est, mais qu’est qu’on peut faire ?» illustre le désarroi des collègues.

L’autre priorité, toujours pour les personnels, est d’intégrer un principe de vigilance active à notre culture professionnelle et de partager l’information selon un protocole préalablement défini. Par exemple, l’isolement d’un élève dans une classe doit activer ce principe de vigilance (40% des élèves à faible sociabilité sont victimes de harcèlement). L’information est ensuite partagée avec l’ensemble de l’équipe pédagogique, des stratégies concertées visant à favoriser l’intégration sont décidées, un suivi individuel préventif peut être envisagé et bien sûr, les moqueries ou remarques désobligeantes à l’encontre de cet élève sont immédiatement corrigées. Le simple fait, pour les élèves, de constater que l’information circule au sein de l’équipe pédagogique et que la réponse éducative est cohérente suffit à dissuader une majorité d’agresseurs potentiels.

 

Quelle place particulière le CPE prend-il dans la gestion et la prévention des situations de harcèlement ?

La circulaire de 2015 souligne que les CPE «participent à la prévention et à la lutte contre toutes les formes de discrimination, d’incivilité, de violence et de harcèlement», mais nous n’avons pas attendu ce texte pour nous engager. Si les CPE se sont emparés spontanément de la problématique du harcèlement à l’école, c’est peut-être parce qu’elle trouve immédiatement sa place au sein de notre identité professionnelle. Notre formation initiale, pluridisciplinaire et polyvalente, nous donne des compétences dans le suivi individuel et collectif des élèves. En matière de traitement des situations de harcèlement, cette double entrée est un atout. Nos relations avec les professeurs, les personnels du secteur médico-social et les parents d’élèves pourraient nous amener, assez naturellement, à endosser le rôle de référent harcèlement à la condition que nous y soyons identifié pour notre expertise et nos compétences, c’est-à-dire comme personne ressource, et non comme celui ou celle qui va décharger l’équipe d’un colis embarrassant.

Le CPE peut également intégrer un module sur la prévention à sa formation des délégués. L’enjeu prioritaire de la lutte contre le harcèlement est la détection précoce des cas. Plus une situation est repérée rapidement, plus la probabilité de neutralisation du phénomène est importante. Or les élèves, de surcroît formés, sont les mieux placés pour repérer l’émergence d’une situation de harcèlement, pour la signaler à un adulte de l’établissement ou pour la réguler d’eux-mêmes.

La formation des assistants d’éducations obéit à la même stratégie. Leur proximité avec les élèves favorise le recueil d’observations. Ces informations, transmises au CPE nous permettront de gagner un temps précieux. La formation doit également inciter les AED à éviter les postures éducatives préjudiciables. Je pense, par exemple, aux surveillants d’internat qui peuvent parfois se faire berner par des harceleurs qui parviennent à détourner leur vigilance en se montrant soit trop conviviaux soit menaçants.

En matière de prévention du harcèlement, la plus-value que les CPE peuvent apporter à nos écoles est évidente. Notre engagement professionnel en la matière bénéficie à l’ensemble de la communauté éducative à la condition que la politique d’établissement ne fasse pas de la relation à l’élève une variable d’ajustement.

Bertrand Gardette – CPE au lycée La Fayette de Clermont-Ferrand
Vice-président de l’APHEE (Association pour la Prévention des phénomènes de Harcèlement Entre Élèves)

 

Co-auteur (avec Jean-Pierre Bellon) de 4 ouvrages sur le harcèlement à l’école :