Intégrer l’incertitude par Edgar morin

UN MONDE INCERTAIN

L’aventure incertaine de l’humanité ne fait que poursuivre dans sa sphère l’aventure incertaine du cosmos, née d’un accident pour nous impensable et se continuant dans un devenir de créations et de destructions.

Nous avons appris à la fin du XXe siècle qu’à la vision d’un univers obéissant à un ordre impeccable, il faut substituer une vision où cet univers est le jeu et l’enjeu d’une dialogique (relation à la fois antagoniste, concurrente et complémentaire) entre l’ordre, le désordre et l’organisation.

La Terre, à l’origine probablement ramassis de détritus cosmiques issus d’une explosion solaire, s’est elle-même auto-organisée dans une dialogique entre ordre ø désordre ø organisation, subissant non seulement éruptions et tremblements de terre mais aussi le choc violent d’aérolithes, dont l’un a peut être suscité l’arrachage de la lune.

AFFRONTER LES INCERTITUDES

Une conscience nouvelle commence à émerger : l’homme, confronté de tous côtés aux incertitudes, est emporté dans une nouvelle aventure. Il faut apprendre à affronter l’incertitude, car nous vivons une époque changeante où les valeurs sont ambivalentes, où tout est lié. C’est pourquoi, l’éducation du futur doit revenir sur les incertitudes liées à la connaissance, car il y a :

    • Un principe d’incertitude cérébro-mental, qui découle du processus de traduction/reconstruction propre à toute connaissance ;
    • Un principe d’incertitude logique. Comme le disait Pascal si clairement :  » ni la contradiction n’est marque de fausseté, ni l’incontradiction n’est marque de vérité « .
    • Un principe d’incertitude rationnel, car la rationalité, si elle n’entretient pas sa vigilance autocritique, verse dans la rationalisation ;
    • Un principe d’incertitude psychologique : il y a l’impossibilité d’être totalement conscient de ce qui se passe dans la machinerie de notre esprit, lequel conserve toujours quelque chose de fondamentalement inconscient. Il y a donc la difficulté d’un auto-examen critique pour lequel notre sincérité n’est pas garantie de certitude, et il y a les limites à toute auto-connaissance.

[…]

 L’incertitude du réel

Ainsi, la réalité n’est pas lisible de toute évidenceLes idées et théories ne reflètent pas, mais traduisent la réalité qu’elles peuvent traduire de façon erronée. Notre réalité n’est autre que notre idée de la réalité.

Aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s’adapter à l’immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l’incertitude du réel, savoir qu’il y a du possible encore invisible dans le réel.

Ceci nous montre qu’il faut savoir interpréter la réalité avant de reconnaître où est le réalisme.

Une fois encore nous arrivons à des incertitudes sur la réalité qui frappent d’incertitude les réalismes et révèlent parfois que d’apparents irréalismes étaient réalistes.

L’incertitude de la connaissance

La connaissance est donc bien une aventure incertaine qui comporte en elle-même, et en permanence, le risque d’illusion et d’erreur.

Or, c’est dans les certitudes doctrinaires, dogmatiques et intolérantes que se trouvent les pires illusions ; au contraire, la conscience du caractère incertain de l’acte cognitif constitue une chance d’arriver à une connaissance pertinente, laquelle nécessite examens, vérifications et convergence des indices ; ainsi, dans les mots croisés, l’on arrive à la justesse pour chaque mot à la fois dans l’adéquation avec sa définition et sa congruence avec les autres mots qui comportent des lettres communes ; puis, la concordance générale qui s’établit entre tous les mots constitue une vérification d’ensemble qui confirme la légitimité des différents mots inscrits. Mais la vie, à la différence des mots croisés, comporte des cases sans définition, des cases à fausses définitions, et surtout l’absence d’un cadre général clos ; ce n’est que là où l’on peut isoler un cadre et traiter d’éléments classables, comme dans le tableau de Mendeleïev, que l’on peut arriver à des certitudes. Une fois de plus, répétons-le, la connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes.

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Le pari et la stratégie

Il y a effectivement deux viatiques pour affronter l’incertitude de l’action. Le premier est la pleine conscience du pari que comporte la décision, le second le recours à la stratégie.

Une fois effectué le choix réfléchi d’une décision, la pleine conscience de l’incertitude devient la pleine conscience d’un pari. Pascal avait reconnu que sa foi relevait d’un pari. La notion de pari doit être généralisée à toute foi, la foi en un monde meilleur, la foi en la fraternité ou en la justice, ainsi qu’à toute décision éthique.

La stratégie doit prévaloir sur le programme. Le programme établit une séquence d’actions qui doivent être exécutées sans variation dans un environnement stable, mais, dès qu’il y a modification des conditions extérieures, le programme est bloqué. La stratégie, par contre, élabore un scénario d’action en examinant les certitudes et incertitudes de la situation, les probabilités, les improbabilités. Le scénario peut et doit être modifié selon les informations recueillies, les hasards, contretemps ou bonnes fortunes rencontrés en cours de route. Nous pouvons, au sein de nos stratégies, utiliser de courtes séquences programmées, mais, pour tout ce qui s’effectue dans un environnement instable et incertain, la stratégie s’impose. Elle doit tantôt privilégier la prudence, tantôt l’audace et, si possible, les deux à la fois. La stratégie peut et doit souvent effectuer des compromis. Jusqu’où ? Il n’y a pas de réponse générale à cette question, mais, là encore, il y a un risque, soit celui de l’intransigeance qui conduit à la défaite, soit celui de la transigeance qui conduit à l’abdication. C’est dans la stratégie que se pose toujours de façon singulière, en fonction du contexte et en vertu de son propre développement, le problème de la dialogique entre fins et moyens.

Enfin, il nous faut considérer les difficultés d’une stratégie au service d’une finalité complexe comme celle qu’indique la devise  » liberté égalité fraternité « . Ces trois termes complémentaires sont en même temps antagonistes ; la liberté tend à détruire l’égalité ; celle-ci, si elle est imposée, tend à détruire la liberté ; enfin la fraternité ne peut être ni édictée, ni imposée, mais incitée. Selon les conditions historiques, une stratégie devra favoriser soit la liberté, soit l’égalité, soit la fraternité, mais sans jamais s’opposer véritablement aux deux autres termes.

Ainsi, la riposte aux incertitudes de l’action est constituée par le choix réfléchi d’une décision, la conscience du pari, l’élaboration d’une stratégie qui tienne compte des complexités inhérentes à ses propres finalités, qui puisse en cours d’action se modifier en fonction des aléas, informations, changements de contexte et qui puisse envisager l’éventuel torpillage de l’action qui aurait pris un cours nocif. Aussi peut-on et doit-on lutter contre les incertitudes de l’action ; on peut même les surmonter à court ou moyen terme, mais nul ne saurait prétendre les avoir éliminées à long terme. La stratégie, comme la connaissance, demeure une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes.

Le désir de liquider l’Incertitude peut alors nous apparaître comme la maladie propre à nos esprits, et tout acheminement vers la grande Certitude ne pourrait être qu’une grossesse nerveuse.

La pensée doit donc s’armer et s’aguerrir pour affronter l’incertitude. Tout ce qui comporte chance comporte risque, et la pensée doit reconnaître les chances des risques comme les risques des chances.

L’abandon du progrès garanti par les  » lois de l’Histoire  » n’est pas l’abandon du progrès, mais la reconnaissance de son caractère incertain et fragile. Le renoncement au meilleur des mondes n’est nullement le renoncement à un monde meilleur.

Dans l’histoire, nous avons vu souvent, hélas, que le possible devient impossible, et nous pouvons pressentir que les plus riches possibilités humaines demeurent encore impossibles à réaliser. Mais nous avons vu aussi que l’inespéré devient possible et se réalise ; nous avons souvent vu que l’improbable se réalise plutôt que le probable ; sachons donc espérer en l’inespéré et œuvrer pour l’improbable.

 

Extrait de « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » d’Edgar Morin chapitre V : cet ouvrage est disponible intégralement en ligne ici

 

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