Dans le cadre du colloque #ProfÉtik, organisé le 25 mai 2016, nous avons interrogé Philippe Cottier, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Nantes, qui dirige un ouvrage sur « le lycée en régime numérique ». L’universitaire présente de manière complète, à partir d’une étude menée dans l’académie de Nantes, ce que les ENT font au lycée et à leurs enseignants.
Le lycée en régime numérique.Usages et compositions des acteurs, coordonné par Philippe Cottier et François Burban, à paraître (juin 2016) aux éditions Octares
Les ENT se développent dans les collèges et lycées avec une politique volontariste, menée par différents acteurs. Ce développement des ENT conduit-il à des changements réels sur les pratiques numériques des enseignants ?
Oui et non. En fait, ce ne sont pas seulement les ENT qui transforment les manières de faire. Les moyens qu’ils nécessitent et la manière très descendante selon laquelle ils ont été imposés les rendent sans doute très emblématiques mais cela ne doit pas masquer le développement généralisé de technologies numériques qui imprègnent toutes les sphères de notre société : réseaux, contenus, logiciels, plateformes, supports, terminaux, etc. Elles accompagnent des transformations profondes de nos sociétés contemporaines et l’enseignement n’échappe bien évidemment pas à ce mouvement de fond.
« On observe l’apparition de nouvelles situations »
Par ailleurs, si tous les acteurs que nous avons rencontrés, et à qui nous donnons la parole dans notre ouvrage, évoquent des transformations de leur quotidien, cela ne signifie nullement que les technologies à elles seules les déterminent. Les développements technologiques sont le produit de préconditions culturelles, socioculturelles, économiques, de jeux d’acteurs, etc. Si on peut constater que le numérique agit sur les pratiques, les formes de sociabilité, qu’il favorise des transformations des manières de faire, rien ne peut certifier qu’il les détermine. Les usages numériques que les acteurs du lycée développent dans les situations de travail sont, il me semble, irréductibles aux préconisations portées par les technologies. Étudier les usages des technologies numériques en éducation, comme nous l’avons fait, ce n’est donc pas nécessairement penser les pratiques que nous observons comme des conséquences, mais bien plutôt comme des révélateurs des tensions et défis portés par nos sociétés contemporaines et qui, en l’occurrence, questionnent l’école dans nombre de ses dimensions.
Précisément, lorsque l’on utilise un ENT, comme d’autres dispositifs moins institutionnalisés permettant des communications synchrones et asynchrones, on observe l’apparition de nouvelles situations. Nous montrons ainsi, dans l’un de nos chapitres consacré aux enseignants « innovants », que le fait d’insérer ce type d’outils dans ses pratiques suppose l’émergence de nouvelles activités et contribue à une re-territorialisation des espaces de travail et de communication, ce que nous désignons comme des espaces intermédiaires entre les sphères scolaire et personnelle : de nouveaux territoires avec leurs règles, leurs codes, leurs manières de faire, leurs modes de transactions. Cette observation ne vaut d’ailleurs pas seulement pour l’école. Elle vaut tout aussi bien pour notre quotidien, par exemple avec l’usage de la messagerie électronique, de plateformes de contributions et d’échanges, qui nous permettent de développer de nouvelles activités sur des rythmes et des temporalités nouveaux. Dans un tel contexte, et au-delà d’un effet de mode, on ne peut être surpris par l’émergence de projets de classes inversées qui jouent justement sur cette reterritorialisation. Il y a fort à parier que, sur ces caractéristiques, de nouvelles modalités d’enseignement voient le jour. Parce que d’une part nos pratiques de communication et de transactions se transforment profondément, dans toutes les sphères de nos activités, et parce que d’autre part nos usages des technologies de l’information et de la communication se banalisent de plus en plus et colonisent toutes nos sphères d’activité.
« On ne peut être surpris par l’émergence de projets de classes inversées qui jouent justement sur cette reterritorialisation »
Les enseignants que nous avons rencontrés et qui s’engagent dans ces usages, développent un sentiment plutôt positif à l’égard de ces « espaces intermédiaires » qu’ils contribuent à créer, entre contraintes permanentes (les programmes, les effectifs, les rythmes scolaires) et ressources nouvelles (les dispositifs et technologies numériques). Mais ils évoquent aussi leur isolement, qui constitue sans doute à la fois une conséquence et une condition de leur marge d’initiative, de la possibilité qu’ils ont de se risquer, d’avoir envie d’innover sans avoir le sentiment d’appliquer des consignes.
Alors oui, des transformations des manières d’enseigner, si l’on comprend ici l’ensemble des activités enseignantes, en classe et hors la classe, sont observables, mais elles sont extrêmement diversifiées, vécues positivement, ici par ceux qui s’y engagent, ou négativement par d’autres, et ne relèvent pas uniquement de l’implantation des ENT. En tant que plateformes, les ENT peuvent être utiles comme supports de nouvelles transactions et de nouveaux modes de communication entre acteurs de l’école, mais ils ne constituent qu’une proposition technologique au sein d’une palette numérique qui ne cesse de s’étoffer.
Quelles sont les conditions facilitant le développement d’un ENT dans un lycée ?
De ce que nous avons pu observer dans l’académie sur laquelle nous avons travaillé, où l’ENT était le même sur tout le territoire, ce sont la nature du pilotage au sein des établissements et leur politique qui s’avèrent déterminantes. À ce niveau, l’animation des chefs d’établissement joue un rôle prépondérant, quand elle s’appuie notamment sur des enseignants « ressources ».
« L’animation des chefs d’établissement joue un rôle prépondérant »
Ces derniers sont un pivot essentiel dans la stratégie de déploiement de l’ENT car ils assurent la jonction entre l’équipe de direction et l’équipe éducative, favorisant l’essaimage espéré. Partant de leurs expériences du numérique scolaire, souvent à partir de leur pratique pédagogique dans leur discipline d’appartenance, ils sont parfois à l’initiative de formations en direction des enseignants. Mais cette contribution n’est pas uniquement technique, elle permet, pour les chefs d’établissements chargés au niveau locale du déploiement des ENT, de réduire certaines réticences, de faire accepter les usages du numérique à partir d’exemples, en faisant « la preuve » de son intérêt et de son efficacité. Cette diffusion des usages numériques est majoritairement pensée dans le moyen ou le long terme.
Le déploiement des ENT dans les établissements se fait, là encore, de façon contrastée. Tout dépend de la capacité des acteurs à s’entendre sur des principes communs et à réussir à trouver un équilibre entre verticalité des injonctions, hiérarchisation, et logique d’émergence et d’innovation via les politiques éducatives en faveur du numérique scolaire. Cette autonomie passe nécessairement par le recours à des ressources locales, dans un principe d’autonomie.
« Le déploiement des ENT dans les établissements se fait de façon contrastée »
Plus précisément, l’implantation d’ENT, et plus largement d’instruments numériques dans les établissements, se fait sans heurts dès lors que les acteurs concernés y trouvent du sens et une certaine efficacité, que ce soit dans la gestion des moyens des établissements (gestion de salles, emplois du temps, services de communication, etc.), ou dans la relation aux élèves et aux savoirs.
L’ENT ne peut-il pas être perçu comme le vecteur d’une menace sur l’identité professionnelle des enseignants, et sur leur pratique professionnelle ?
Je vois deux aspects dans votre question : d’une part les conséquences d’un usage numérique régulier par les enseignants, dont j’ai déjà évoqué quelques éléments, et de l’autre le rôle potentiellement joué par le numérique dans des reconfigurations professionnelles, notamment du point de vue disciplinaire, ou de l’identité professionnelle enseignante.
« Un risque évident d’envahissement de la sphère personnelle »
Beaucoup d’enseignants rencontrés nous ont expliqué en quoi l’usage des moyens de communication mis à disposition sur leur plateforme effritait les frontières entre espace privé et espace professionnel. À des degrés divers, les sollicitations professionnelles, hors du temps de travail classique, sont souvent vécues négativement comme une intrusion. Pour autant, ce sont les mêmes modalités qui sont aussi plébiscitées par d’autres car elles leur permettent, par exemple, d’échanger facilement et hors du cadre de la classe et de l’établissement avec divers protagonistes : collègues ou élèves. Cet aspect, propre au numérique, porteur de potentialités communicationnelles et contributives, permettant de s’affranchir de dimensions spatiales et temporelles, est un problème auquel les enseignants sont fréquemment confrontés, avec un risque évident d’envahissement de la sphère personnelle.
Mais la centration actuelle sur les outils, les technologies de l’information et de la communication, qui interrogent et sont mises en débat, ne doit pas masquer les transformations profondes de nos sociétés contemporaines dont ces technologies elles-mêmes sont porteuses : elles traduisent les projets de leurs concepteurs et des institutions qui les engendrent. Dans ce contexte, il est fort peu surprenant de voir s’installer une certaine méfiance des enseignants à l’égard d’un nouvel objet potentiellement dérangeant, d’une technologie dont il peut leur sembler qu’elle vise un possible contrôle extérieur de leur travail.
« Cette injonction aux TIC n’est pas neutre, elle affecte en particulier les légitimités disciplinaires »
Du point de vue des disciplines, nous montrons dans notre ouvrage que certaines d’entre-elles favorisent plutôt l’intégration d’outils numériques dans les pratiques, en mathématiques et en SVT par exemple, ou encore dans des matières technologiques. L’usage de certaines applications sont parfois préconisées et cette injonction aux TIC n’est pas neutre, elle affecte en particulier les légitimités disciplinaires. Nous avons rencontré des enseignants qui par contre sont attachés aux supports traditionnels, comme le livre en philosophie, et n’utilisent que très peu dans leurs enseignement les ENT et autres technologies numériques. Mais cet ancrage disciplinaire est loin d’être systématique : les usages numériques des enseignants ne se superposent pas nécessairement aux disciplines enseignées. Il n’est pas rare de trouver par exemple des enseignants de matières plutôt littéraires employer certaines technologies numériques dans leurs pratiques, notamment les ENT.
Les CPE développent un discours similaire, pointant les transformations potentiellement portées par les outils numériques. Certains trouvent avantage à utiliser un ENT, inscrivant ces usages dans leur identité professionnelle, et préfèrent relever l’intérêt de développer des modes de communication « nouveaux » dans leur activité quand d’autres, au contraire, se référent à certaines caractéristiques de leur métier, notamment le rapport direct avec leurs interlocuteurs (élèves, parents, enseignants, etc.), pour relever combien la communication via les ENT déshumaniserait, désincarnerait la relation.
L’insertion de technologies numériques dans l’enseignement touche ainsi radicalement les identités et le cœur du métier. Elle est perçue comme une menace parce qu’elle pourrait déposséder les enseignants. Ce problème est fondamental, tant sur les plans didactique, épistémologique que social.
« L’insertion de technologies numériques dans l’enseignement touche ainsi radicalement les identités et le cœur du métier »
Mais au fond, les craintes exprimées à l’égard des ENT portent moins sur leur nature que sur la manière dont ils sont déployés et les logiques dont ils sont porteurs. Il existe, de fait, un véritable paradoxe dans ces déploiements très verticalisés de technologies contributives : ils « imposent », par un processus descendant, des innovations qui ont nécessairement plus à voir avec l’émergence et l’autonomie qu’avec l’injonction. Dans cette opposition entre verticalité des déploiements, fortement contrainte, et horizontalité multiforme des usages numériques contemporains, il est peu surprenant que des tensions surgissent, s’incarnant notamment dans des discours très critiques. Cela ne doit pas masquer pour autant les usages – limités mais réels, parfois éphémères – qui se développent avec les ENT et dont les conditions de production et l’intérêt méritent d’être étudiés et portés à la connaissance de tous.
Face aux réseaux sociaux, aux services en ligne (bureautique gratuite, services collaboratifs, outils de veille sociale…), ne pourrait-on pas finalement se passer de l’investissement coûteux des ENT ?
Là encore, je ne peux trancher cette question. Les enseignants, selon leur propre appétence envers le numérique ou leur ancrage disciplinaire développent des usages très diversifiés. Certains utilisent tout ce qui leur permet de développer les apprentissages des élèves, incluant donc les outils numériques disponibles, quels qu’ils soient, institutionnels ou non. D’autres préfèrent les instruments traditionnels.
« Derrière l’acronyme ENT se profilent des réalités bien différentes »
Mais votre question nécessite une précision car derrière l’acronyme ENT se profilent des réalités bien différentes. Tous ne se ressemblent pas, ne sont pas « alimentés » de la même manière, ne comportent pas les mêmes outils. Les ENT ne sont que des portails donnant accès à des fonctionnalités très diverses et pas toujours activées ni utilisées, selon les territoires et même parfois les établissements : gestion et consultation des notes, des absences, de l’emploi du temps, d’un cahier de texte, dépôt de documents, accès à des ressources, etc.
Déployer un ENT sur un territoire académique mobilise des moyens financiers et humains qui sont en effet significatifs. À titre d’exemple, dans l’académie dans laquelle nous avons mené notre enquête, le montant est estimé par les collectivités à 8 euros par élève. Les jugements sur ces investissements sont nécessairement contrastés.
« Au centre des débats, la question du choix entre ENT libres ou propriétaires, revient fréquemment »
Certains enseignants que nous avons rencontrés, adeptes du logiciel libre et de solutions développées localement, utilisant de nombreuses ressources libres, n’ont pas vu d’un bon œil l’arrivée, ressentie comme arbitraire, d’une solution technique imposée et généralisée (ENT propriétaires). L’injonction ressentie de remplacer ce qui a été, dans la durée et souvent de façon coordonnée, développé au niveau local (au sein d’un établissement par exemple) n’a pas été bien vécue et les équipes concernées ont mis du temps, on peut les comprendre, à intégrer cette nouvelle solution.
Au centre des débats, la question du choix entre ENT libres ou propriétaires, revient fréquemment. Les premiers sont certainement plus couteux que les seconds et plus génériques, donc moins « adaptés » à des besoins locaux. Mais la solution propriétaire, par certains aspects, est plus pérenne. La fragilité des solutions libres est réelle, elle n’est pas technique : certaines plateformes libres sont techniquement très stables et mises à jour régulièrement par des communautés de développeurs. Mais leur maintenance au quotidien est problématique. Elle repose bien souvent sur quelques enseignants très motivés qui investissent un temps significatif, rarement valorisé. Si cette solutions comporte de nombreux avantages : pertinence et adéquation de la plateforme déployée aux besoins locaux, proximité des responsables de la maintenance du terrain d’utilisation ; elle est aussi risquée sur le long terme. Qu’advient-il d’un ENT lorsque les enseignants investis changent d’établissement ? L’usure des porteurs peut aussi se faire ressentir sur le long terme.
« Les usages de ces plateformes ne génèrent pas sensiblement d’innovations pédagogiques »
Ce que l’on peut dire aujourd’hui avec un peu de recul, c’est que les usages de ces plateformes ne génèrent pas sensiblement d’innovations pédagogiques. Les usages observés sont moins pédagogiques, didactiques, contributifs ou collaboratifs qu’organisationnels et informationnels. Ceux que nous avons le plus observés sont ceux des cahiers de textes numériques, liés à la consultation des notes et d’informations diverses sur l’établissement, comme des résultats sportifs ou des informations sur des voyages scolaires pour les élèves et les parents. Il ne s’agit pas d’une surprise en soi. La recherche a montré, et pas seulement sur le territoire français (voir les travaux menés notamment aux États Unis dans un système éducatif très différent), que les inventions techniques ne se traduisent jamais (très rarement en tout cas) par une généralisation des innovations. Ce sont les acteurs eux-mêmes, les enseignants, qui sont les moteurs des innovations dans des cadres institutionnels fortement contraints, et les technologies ne peuvent en être que les instruments. La temporalité des inventions techniques n’est pas celle de l’innovation pédagogique. On peut se demander d’ailleurs si la scansion imposée par les innovations techniques dans le domaine de l’éducation et de la formation est bien compatible avec le temps scolaire. C’est en tout cas une question qui doit être posée, l’école ne doit-elle pas comme le souligne P. Meirieu, constituer un espace de décélération dans une société contemporaine marquée par l’accélération des rythmes de vie et des innovations techniques.
« La temporalité des inventions techniques n’est pas celle de l’innovation pédagogique »
Pour finir, il est très difficile de dire si le jeu en vaut-il la chandelle, si les investissements consentis sont à la hauteur des attentes ou tout du moins utiles aux enseignants pour l’apprentissage des élèves. Ce que l’on peut dire en tout cas c’est que dans de nombreux établissements, la mise à disposition d’un ENT a permis d’instrumenter certaines activités déjà existantes et qui ne se sont pas fondamentalement transformées, mais que dans d’autres situations, sans parler de révolution pédagogique, des enseignants ont trouvé grâce aux ENT les moyens de modifier, de compléter, voire « d’augmenter » les interactions avec les élèves, de leur proposer d’autres manières de faire l’école, d’apprendre, etc.
« Des enseignants ont trouvé grâce aux ENT les moyens de modifier, de compléter, voire « d’augmenter » les interactions avec les élèves, de leur proposer d’autres manières de faire l’école, d’apprendre »
Car lorsque des enseignants s’emparent peu ou prou des ENT dans leur enseignement, ceux-ci leur donnent la possibilité de repenser leurs interactions avec les élèves, leur manière de travailler avec eux, voire avec d’autres enseignants. Il y a des territoires où il serait impensable aujourd’hui de faire machine arrière parce que certains usages, mêmes limités, font véritablement partie du quotidien des acteurs.
Le lycée en régime numérique.Usages et compositions des acteurs, coordonné par Philippe Cottier et François Burban, à paraître (juin 2016) aux éditions Octares
Sur le blog métier du SE-Unsa, de nombreux témoignages d’enseignants et de CPE sur leurs usages numériques, dans le cadre du colloque #ProfÉtik