Françoise Lantheaume est sociologue et Professeur des universités à l’université Lumière de Lyon 2 où elle est également directrice du laboratoire de recherche Éducation, Cultures et Politiques (ECP).
Auteur de nombreux ouvrages et publications, elle a notamment dirigé une recherche sur les difficultés liées au travail des enseignants et co-écrit « La souffrance des enseignants, une sociologie pragmatique du travail enseignant » avec Christophe Hélou en 2008.
La même année et toujours en collaboration avec Christophe Hélou, elle publie un article « Les difficultés au travail des enseignants : exception ou part constitutive du métier ? », Recherche et formation, p. 65-78
À lire également « L’activité enseignante entre prescription et réel : ruses, petits bonheurs, souffrance ? » Education et sociétés. Revue internationale de Sociologie de l’éducation, 2007, n°19/1, p. 67-81.
Lantheaume, F. (2014). Dimensions cachées du travail : ressource et obstacle face aux épreuves de la sur-prescription – Exemple de professionnels de l’éducation. In P. Remoussenard, En quête du travail caché : enjeux scientifiques, sociaux, pédagogiques(pp. 53-66). Toulouse : Octares.
À votre avis, la demande institutionnelle est-elle un obstacle à la gestion du temps de travail des enseignants ?
Françoise Lantheaume : L’évolution des missions des enseignants, la multiplication et la diversification des tâches et dispositifs prescrits par l’institution depuis les années 1980 mais aussi les attentes des parents et des élèves ont compliqué la gestion de leur temps de travail par les enseignants. Ce mouvement n’est pas propre à la France mais européen. Les espaces de travail et les interlocuteurs se diversifient également aussi la classe est-elle de moins en moins le seul lieu de l’activité, et la multiplication des intervenants extérieurs ou des professionnels avec qui les enseignants sont censés collaborer transforme aussi le temps de travail.
Les enseignants font l’expérience d’un certain émiettement de leur activité et ont le sentiment de courir après le temps pour répondre aux différentes exigences de l’institution, des parents et des partenaires extérieurs. Il y a aussi une plus grande porosité entre temps de travail professionnel et temps personnel et une diminution des temps pour « souffler » lors de la présence à l’école ou dans l’établissement. Cela a des effets sur la fatigue et sur le sentiment, démoralisant, de ne pas parvenir à répondre de façon satisfaisante aux diverses attentes. Pour aborder la gestion du temps de travail par les enseignants, il faut tenir compte de la diversité des tâches et des interlocuteurs ainsi que des espaces où ces tâches sont effectuées.
Nous avons montré (Lantheaume & Hélou, 2008), par exemple, que l’hétérogénéité des classes contraint les enseignants à un travail d’intéressement des élèves toujours renouvelé entraînant un temps de préparation et de suivi du face à face avec les élèves plus important. Plus de scenarios doivent être prévus pour la conduite de classe. Les enseignants réfléchissent en « si…, alors » : « si ce que j’ai prévu ne marche pas, alors je ferai ceci ou cela et si cela ne marche encore pas alors j’essaierai ceci ou cela, etc. ». Anticiper et faire face aux aléas des situations est un défi quotidien qui peut être stimulant, mais qui produit aussi une charge cognitive accrue. Cela réclame des ressources individuelles et collectives plus nombreuses et provoque plus de stress d’autant que les enseignants se mettent parfois eux-mêmes une pression très forte.
Pourquoi est-ce si difficile pour un enseignant d’exprimer ses difficultés à gérer les différents temps de travail ?
Je fais des recherches sur le travail des enseignants depuis plus de 15 ans et je trouve que désormais ils s’expriment plus facilement qu’auparavant sur ces difficultés. Cependant, le doute sur l’efficacité de leur action, la peur du jugement, l’impression d’incompétence que peuvent entraîner les transformations du contenu du travail et de son organisation ne joue pas en faveur d’une expression facile.
L’institution peut-elle œuvrer pour équilibrer le temps personnel et professionnel ? Si oui, de quelle manière ?
Ce qui manque le plus aux enseignants c’est du temps, temps de coordination de l’action, de coopération, de concertation, de formation, de suivi des élèves. Chacun nécessitant des organisations et des espaces adaptés. En 2006, l’OCDE mettait l’accent sur le rôle déterminant des enseignants pour la mise en œuvre des réformes, ce qui signalait une inflexion après des années de méfiance à leur égard. L’OCDE soulignait aussi l’importance des politiques publiques pour la formation et pour éviter le turn over.
L’élévation du niveau de qualification au Master 2 pour leur recrutement, confirme que les enseignants sont des cadres A avec les responsabilités et l’autonomie qui devraient aller avec, mais sans bénéficier du salaire correspondant, ce qui a un effet négatif sur le recrutement et engendre un sentiment d’en « faire beaucoup », d’être envahi par le travail, sans pour autant bénéficier d’une rétribution adaptée. Des rapports ont récemment souligné qu’en matière de traitement les enseignants français ne sont pas bien placés en Europe. L’institution a évidemment un rôle clé à jouer sur tous ces éléments. Agir sur la charge de travail (contenu et répartition), sur la cohérence des injonctions, sur le temps destiné aux échanges entre professionnels aiderait à équilibrer temps personnel et professionnel tandis qu’un salaire au niveau de la qualification serait une reconnaissance du travail.
Vous parlez des « ruses » ou de « l’ingéniosité » de certains enseignants pour palier certaines tensions. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Travailler n’est jamais simplement appliquer des consignes ou reproduire des « bonnes pratiques », c’est inventer des solutions dans des situations précises pour faire ce qui est demandé. Tout travailleur mobilise plusieurs types de ressources : celles du métier (gestes, valeurs, réseau de compétences, savoirs, etc.), celles de l’institution (organisation prescrite du travail, formation, accompagnement, etc.), les ressources propres aux situations de travail (acteurs, dispositifs, objets) et celles relevant de la personne (sens de l’humour, imagination, bienveillance, etc.).
L’ingéniosité permet de trouver des solutions satisfaisantes à la diversité des situations professionnelles. Sans elle, le travail échoue. Des ruses pour bien travailler malgré tous les inattendus et les complications du réel, malgré des organisations du travail parfois inadaptées, sont utilisées car les ressources déjà là ne suffisent pas toujours : il faut alors transgresser parfois les consignes pour conserver le sens du travail, répondre aux injonctions sans trahir les valeurs du métier ni le goût du beau travail. Tout ceci, qui n’est d’ailleurs pas spécifique aux enseignants, exige de créer de nouvelles ressources pour le métier : ingéniosité et ruses en sont des moyens.
Propos recueillis par Béatrice CHALEIX