« Les élèves ont une force mentale exceptionnelle » : crise sanitaire et enseignement à Mayotte

Nadia enseigne à Mayotte depuis 2015, année de son installation dans le département. Elle est en poste au Lycée Tani Malandi de Chirongui dans le sud de l’île, endroit encore plutôt calme, loin des violences sociales qui règnent sur les autres parties de l’île. Elle répond aux questions du SE-Unsa, concernant les difficultés pour mener un enseignement à distance, du fait de la crise sanitaire, dans un des départements les plus pauvres de France.

En quoi l’enseignement a distance à Mayotte c’est quand même pas pareil qu’ailleurs ?

L’enseignement à distance à Mayotte fonctionne à deux vitesses. Nous avons d’un côté, des élèves studieux et équipés correctement à la maison pour pouvoir suivre des cours à distance, c’est-à-dire une bonne connexion internet et un ordinateur. D’un autre côté, nous avons des familles dont les revenus sont extrêmement bas et dont la priorité n’est pas l’école mais plutôt de se nourrir au quotidien. Ces familles vivent dans des conditions très difficiles car elles n’ont pas accès à l’électricité et à l’eau potable (difficile de le croire et pourtant ils sont nombreux dans ce cas). Il est difficile lorsque l’on est professeur principal de recevoir une quantité d’emails de témoignages d’élèves qui traversent une période difficile et qui n’ont rien à manger ou encore doivent s’acquitter des tâches ménagères avant de se mettre au travail. Malgré cela, ils essayent de s’accrocher à l’école qui représente pour eux une issue. Ils se procurent pour la plupart des téléphones portables à cartes pré-payées pour pouvoir suivre les cours. L’an dernier le rectorat a acheté un grand nombre de cartes chez plusieurs opérateurs et les a principalement distribuées aux classes à examen en lycée pour éviter le décrochage. Nous avons également ouvert au sein de mon établissement une cagnotte en ligne pour distribuer des bons alimentaires aux familles. Les professeurs se sont tous mobilisés. C’est difficile de faire face à tout cela et parfois nous oublions notre métier pour laisser place à l’humain simplement.

L’enseignement à distance a t-il changé la manière de se comporter des élèves ?

Je partage mon expérience en lycée, mais le collège connaît d’autres problématiques. Pour terminer sur une note positive, beaucoup d’élèves qui ne s’expriment pas en classe ou qui ont du mal à suivre se mettent à travailler, à envoyer leur travail enregistré, c’est agréable et encourageant. Nous apprenons tous les jours avec ces élèves et grandissons car ils ont une force mentale assez exceptionnelle.

Pédagogiquement peut-on faire mieux avec ce 2ème confinement, au vu de ce que savent faire les élèves ?

Ce deuxième confinement se passe pour le moment mieux dans le sens où les familles se sont équipées en matériel informatique ou téléphone portable et peuvent donc avoir un regard sur le travail de leurs enfants. Les professeurs principaux ont anticipé suite aux dysfonctionnements de l’an dernier. Les adresses mails sont devenues obligatoires à fournir (celle de l’élève ou d’un membre de la famille) ainsi qu’un numéro de téléphone valide sur lequel nous pouvons joindre l’élève. En classe, beaucoup d’enseignants ont commencé à intégrer les TICE de plus en plus dans leurs cours pour sensibiliser et former les élèves à l’informatique en vue d’un possible deuxième confinement qui vient en effet d’être annoncé. Cependant, encore trop d’élèves n’ont pas les bases pour se servir d’un ordinateur. Envoyer un document en pièce jointe, écrire un texte par exemple est encore trop compliqué.

Quelles difficultés ont les profs pour travailler avec les élèves selon les classes, les séries… ?

La principale difficulté que rencontrent les enseignants, quelle que soit la série ou la classe, est la bonne maîtrise de la langue française. Cela se ressent principalement sur la bonne compréhension des consignes de travail. Globalement, en lycée, les élèves de la série générale ont un niveau bien meilleur que ceux qui suivent la voie technologique. En série technologique, le niveau est vraiment très faible et cette année encore plus, suite au contexte épidémique que nous traversons et à ses conséquences sur la scolarité. Cela s’explique également par le choix d’orientation. Bon nombre de ces élèves n’ont pas le niveau, par exemple, pour suivre une filière STMG, mais y sont placés par défaut. Nous manquons énormément de place en voie professionnelle ou en CAP et ces élèves suivent cette filière par défaut, pour rester dans le système scolaire.

Mayotte : témoignage d’une enseignante de Rased

« Je m’appelle F. et je suis enseignante spécialisée au sein d’un Rased à Mayotte. Il est 6h et je suis déjà en route pour me rendre dans une école à 7 km de chez moi, car à Mayotte, la circulation est très problématique le matin et le trajet ne me prendra pas moins de 50 minutes, s’il n’y a pas de travaux !

L’école commence à 7h et finit à 12H15. À Mayotte, 24% des salles de classe fonctionnent par rotations. Quand il n’y a pas assez de salles de classes pour le nombre de divisions dans une école, l’école fonctionne alors en rotation: 7h-12h15, 12h30-17h45. Selon les écoles, certaines classes ne « rotent pas », ce sont souvent les CP. Les rotations peuvent s’effectuer toutes les semaines, tous les 15 jours ou par période, il faut donc partager sa salle de classe avec un autre enseignant.

6h55, je traverse lentement le village pour éviter les gouffres qui jalonnent la route, salue les familles qui emmènent les enfants à l’école. La pluie ne va pas tarder et la chaleur est déjà étouffante.
Bonjour à toute l’équipe : 11 enseignants travaillent ce matin et autant travailleront cet après-midi. À Mayotte, plus de 50% des écoles ont huit classes voire davantage (20% en métropole). 17 écoles ont plus de 500 élèves et 3 plus de 700. Et dire qu’il manque plus de 500 salles de classe !

Je vais chercher S. dans sa classe, je travaille avec elle chaque semaine. Elle m’accueille avec le sourire : les enfants sont contents de travailler en petit groupe, ils appartiennent souvent à de grandes fratries et les mamans ont peu de temps à leur consacrer. Aujourd’hui, elle a pu se rendre à l’école ce qui n’est pas toujours possible par temps de pluie : les bangas sont construits dans les pentes qui deviennent si boueuses qu’ils ne peuvent alors plus se déplacer. Parfois, les pluies ont inondé l’habitation et les vêtements sont trempés.
Je travaille toute la matinée dans cette école. Une petite salle a été aménagée pour accueillir le personnel itinérant : maîtres de Clin (il y a un nombre important d’élèves allophones nouvellement arrivés), maîtres + (ils travaillent essentiellement sur la langue française)*, enseignants spécialisés du Rased. Il nous a fallu organiser notre emploi du temps les uns en fonction des autres, puisqu’une seule salle est disponible et ici, il y en a une ce qui n’est pas toujours le cas.
La chaleur est étouffante: pas de ventilateurs dans les salles, ni de clim bien évidemment. Cet après-midi, il deviendra insupportable d’enseigner par cette chaleur, sous les tôles, et certains élèves s’endormiront.

9h : c’est l’heure de la collation. À Mayotte, les apprentissages sont d’autant plus difficiles que nombre d’enfants arrivent le ventre vide à l’école. Certes, une collation payante est proposée aux élèves et d’autres achètent des friandises aux « mamas » qui en vendent devant les grilles des écoles mais ces encas sont souvent gras et sucrés. Le personnel de santé redoute une augmentation très significative des cas de diabète dans l’avenir. Les enfants de familles pauvres ne mangent pas et restent 5h30 le ventre vide ce qui n’aide ni à la concentration ni à l’investissement scolaire.

Pendant la récréation, un maître contractuel parle de ses difficultés à enseigner et de son manque de formation. Un autre est à la recherche de paires de ciseaux : le matériel manque cruellement dans les classes. Parfois, les écoles sont cambriolées et se retrouvent démunies. La conversation s’oriente vers les rythmes scolaires qui ne concerneront pas cette école puisqu’elle est en rotation. Mais les questionnements sont là ; se pose le souci du repas de midi car il n’y a pas de cantine à Mayotte. Se pose aussi la question de l’école coranique, quand aura-t-elle lieu et l’enfant ne risque-t-il pas de vivre alors une journée très fatigante, loin des objectifs recherchés par cette organisation scolaire ?
Les enfants livrés à eux-mêmes pendant la journée reviendront-ils à l’école l’après-midi ?

Le directeur, lui, est en discussion téléphonique avec la mairie car une fois de plus, la fosse septique déborde. Les écoles sont souvent très délabrées : il n’est pas rare de voir les fosses septiques déborder, ou de ne plus avoir d’eau dans les toilettes. Les locaux peuvent être sales, peu entretenus. Peu d’écoles respectent les normes de sécurité. Les cours d’école ne sont pas équipées.
La matinée s’achève par une rencontre avec une maman. Les familles rencontrent des difficultés dans la compréhension des parcours scolaires, et manquent de repères dans le système scolaire. Très souvent, les mères s’occupent seules de l’éducation de leurs enfants. Les fratries sont nombreuses, les mères sont dépassées, démunies et ne sont pas en mesure d’aider leurs enfants scolairement. La maman me remercie de m’occuper de son enfant, c’est touchant.

La matinée s’achève. Demain, je travaillerai le matin et l’après midi. Ainsi se succèdent les journées du lundi au vendredi, mercredi compris. »

*Beaucoup d’enfants ne parlent pas le français, ils ne fréquentent d’ailleurs cette langue qu’à l’école. Aucun enseignement de leur langue ne les aide à en comprendre la structure ce qui ne les aide pas non plus à comprendre celle du français. Le niveau scolaire est très faible, les effectifs des classes sont chargés.

Crédit photo : mwanasimba

Mayotte : des conditions d’enseignement précaires

La forte démographie est accompagnée d’une augmentation forte des effectifs scolaires, + 68 % en maternelle (64% des enfants seraient scolarisés à 3 ans) et + 8,3% en élémentaire, qui n’est pas sans poser des difficultés au niveau des infrastructures scolaires.
Certaines écoles fonctionnent par rotation en raison d’un manque de salles de classes (des élèves ont cours le matin et d’autres l’après-midi). Ce fonctionnement retarde la préscolarisation et nuit grandement aux apprentissages des élèves, donc à leur réussite scolaire, d’autant plus que pour la très grande majorité d’entre eux, le français n’est pas la langue maternelle et peut être partiellement (ou non) maîtrisée par les parents.
Les infrastructures souffrent également d’un manque criant d’équipement en matériel pédagogique et environ ¾ des écoles ne satisfont pas aux exigences des commissions d’hygiène et de sécurité.

Un département largement déficitaire en moyens humains
18% des enseignants exerçant dans le 1er degré sont des contractuels.
Mayotte souffre d’un déficit de maîtres formateurs (2.4%) qui jouent un rôle important dans la formation des collègues en formation initiale et continue des enseignants.

L’ASH en construction
Depuis quelques années, les structures, dispositifs et procédures propres à l’ASH tendent à se rapprocher des « standards » nationaux. Des structures propres à Mayotte disparaissent tandis que se développent les structures « classiques » :

o 44 Clis (+60% sur 5 ans)
o 12 Ulis (x3 en 5 ans)
o 71 ETP AVS (x5 en 5 ans)
o 50 ETP Rased
o 52 divisions de Segpa

Beaucoup de dispositifs sont récents (la Maison des Personnes Handicapées n’est créée que depuis 2010, alors qu’en métropole elles le sont depuis 2005), ce qui explique de nombreuses difficultés.
Beaucoup d’élèves sont scolarisés en Clis par défaut de places en IME, les plateaux techniques des ateliers de Segpa ne sont pas encore livrés alors que les élèves sont là, au regard des difficultés rencontrées par certains élèves, les Rased rencontrent des difficultés pour travailler dans de bonnes conditions.
Cette culture de l’aide spécialisée auprès des élèves en difficulté est également à construire au sein de certaines écoles.

Éric Hourcade, Secrétaire départemental du SE-Unsa 

Crédit photo : mariesophie Bock Digne

Comprendre Mayotte en quelques chiffres

  • 31 mars 2011 : accession au statut de DOM
  • Population multipliée par 3 entre 1985 et 2012
  • Natalité élevée (près de 7000 naissances en 2012) qui se traduit par une augmentation des effectifs chaque année de 2000 à 4000 élèves
  • Mayotte est le département français où la part d’étrangers est la plus importante (avant le département de la Guyane). Entre 40% et 50% de la population n’est pas de nationalité française, beaucoup d’entre eux sont en situation irrégulière.
  • 2 résidences principales sur 3 sont encore dépourvues du  confort de base(1).

Les habitats en tôle restent très présents, seul 1 sur 3 bénéficie d’un point d’eau à l’intérieur du logement, et la quasi- totalité ne dispose d’aucune installation sanitaire.

  • Parmi les 15 ans ou plus, un habitant de Mayotte sur trois n’a jamais été scolarisé (contre moins de 2 % en France métropolitaine).
  • 56 % des jeunes de 15 à 29 ans qui ont achevé leur scolarité n’ont obtenu aucun diplôme qualifiant (19 % en France métropolitaine).

 

Résultats de l’année 2013 CM2
Math Fran
Evaluations « nationales »Acquis insuffisants 58% 64%
Evaluations « nationales »Acquis fragiles 17% 16%
75% 80%
Taux de réussite (%)
DNB BAC Général BAC Techno. BAC Pro.
65.7 67.2 54.7 68.2

(1)Pour l’INSEE, un logement est considéré sans confort de base s’il ne dispose pas à l’intérieur d’au moins un équipement suivant : eau courante, électricité, WC, douche ou bain.

Crédit photo : mariesophie Bock Digne